Le voyage à deux est une toute autre aventure. Et cela l’est encore plus lorsqu’on voyage avec quelqu’un du pays. La première découverte est que les Iraniens sont aussi curieux et accueillant pour Ali qu’ils ne le sont  pour moi. Je me demande s’il en serait de même pour lui en France. La seconde découverte est le Tarof, qui correspond aux règles de courtoisie, qu’ils n’appliquent généralement pas aux étrangers qu’ils ne les connaissent pas. J’avais déjà remarqué à quel point ils pouvaient se montrer courtois et polis. Mais entre eux, cela dépasse tout ce que j’avais imaginé. Passer une porte devient tout un cérémonial où chacun invite l’autre à passer la porte et ce plusieurs fois de suite. Et quand l’un d’eux finit par céder, il s’excuse de son impolitesse. Au restaurant au moment de payer, il arrive que le patron refuse le paiement en déclarant « soyez mes invités ». Mais il convient d’insister et il accepte alors que la note soit réglée. Cela va encore plus loin car, selon le Tarof, ils se doivent de proposer leurs aides aux voyageurs. Ils proposeront donc une première fois de passer la nuit chez eux ou de la nourriture. Si la proposition n’est pas renouvelée au premier ou deuxième refus, c’est qu’ils agissaient simplement selon le Tarof, sinon c’est qu’elle était sincère. Découvrant cela, et bien que j’ai pris pour habitude d’être sûr que cela ne leur pose pas de problème de m’accueillir, j’espère vraiment que tous les gens qui m’ont hébergé n’appliquaient pas le Tarof et que je ne me suis pas imposé chez eux.

Alors que nous avançons plein est, nous avons souvent un vent de face et nous nous relayons comme de véritables coureurs du Tour de France, nous permettant ainsi de faire de bonnes étapes de façon bien plus sympathique que tout seul. Notre route longe le désert au Sud alors qu’au nord les montagnes nous dominent. Les températures en journée peuvent donc atteindre un sympathique 20 degrés et avoir de la neige le jour suivant. Machhad, la dernière ville d’importance avant l’Asie centrale, était un point de convergence de nombreuses routes de la soie. L’axe que nous empruntons était donc un axe majeur de la route commerciale mythique. Et les impressionnantes Caravansérails qui émergent du désert tous les 30 km sont un témoignage émouvant de ce glorieux passé. L’atmosphère qui y régnait devait être palpitante, avec la cohue des chameaux et des chevaux au centre de la cour, l’ambiance intimiste des longues alcôves où les caravaniers passaient la nuit au coin du feu en se relatant des histoires venues des lointaines contrées que leur précieuses marchandises avaient traversées.

Un caravansérail
Mashhad est aussi un au lieu de pèlerinage pour les musulmans chiites car l’imam Reza, le huitième des douze imams, y est enterré. La route comprend donc de nombreuses auberges ouvertes pour les pèlerins, parfois gratuitement ou pour un prix dérisoire. Nous en avons profité deux fois. Lorsqu’au sixième jour, nous prévoyons de passer une nouvelle nuit dans l’une de ces auberges peu après Shahroud, quelques kilomètres avant la ville, j’aperçois un téléphone sur le bord de la route. Le temps qu’Ali me rejoigne, j’ai retrouvé la batterie et le capot. C’est de loin ma plus belle trouvaille de bord de route. Ali appelle un des numéros sur la carte afin de retrouver le propriétaire. Après quelques minutes, un rendez-vous est convenu dans le centre-ville. Cela nous rallonge un peu la route, car nous avions prévu de passer par la bretelle qui contourne la route, mais c’est pour une bonne cause. Le propriétaire nous explique qu’il l’avait laissé sur le toit de la voiture en faisant le plein. Il nous propose de passer la nuit chez lui, mais c’est du Tarof et nous continuons donc notre chemin.
La ville de Shahroud

Et alors que nous faisions une pause à la sortie de la ville, un homme en costume vient à notre rencontre. C’est un architecte qui travaille sur le plus haut immeuble de la ville. Il nous invite à le visiter et surtout à profiter de la vue depuis le toit qui est splendide. Nous convenons de nous retrouver pour dîner ensemble. Il passera nous prendre à l’auberge des pèlerins à 20h30. Arrivés là-bas, nous nous installons dans notre chambre plutôt spartiate, composée d’un tapis et d’un chauffage au gaz. Nous n’avons pas besoin de plus. Après avoir passé trois bonnes heures à discuter et à grignoter, le contrecoup de la journée se fait sentir pour Ali comme pour moi. Alors que je somnole en écrivant mon journal, Ali fait une petite sieste quand notre architecte nous appelle. Il sera là dans dix minutes. Je me lève et c’est là que je réalise que la situation est sérieuse. Pris de vertiges, les jambes molles, ce n’est pas la fatigue de la journée, mais le monoxyde de carbone de ce foutu chauffage au gaz. Un peu plus tôt dans la soirée, cela nous avait fait bien rire lorsque notre voisin de chambre avait demandé au gérant s’il était bien sûr que son chauffage n’allait pas le tuer. Mais là nous n’avons plus du tout envie de rire. Ali, qui a aussi compris ce qui se tramait, me suit dehors tant bien que mal. Pris de vertiges, je m’effondre au sol. Je n’ai jamais été aussi content de respirer de l’air frais. À côté de moi, Ali à genoux a la nausée. Quelques minutes plus tard, c’est dans cette situation que notre architecte nous trouve. Je vais déjà un peu mieux et j’aide Ali à monter dans la voiture. Nous partons à toute berzingue pour l’hôpital où nous avons droit à une bonne séance d’oxygène saturé. Ils nous ont recommandé de boire beaucoup d’eau et du jus de fruit pour éliminer ainsi que de manger et de prendre l’air le plus possible et de ne pas aller dormir tout de suite. Notre bon samaritain nous a donc fait faire le tour de la ville en nous montrant ses réalisations, avant de nous payer un jus de fruits et une salade. Ali va mieux et parvient à manger un peu. Pour ma part, les effets de l’oxygène se sont déjà dissipés. J’ai l’impression d’avoir la pire gueule de bois de mon existence et il m’est impossible de manger. Nous rentrons finalement au refuge où après avoir changé de chambre, nous prenons soin d’ouvrir les fenêtres et d’éteindre le chauffage. Au réveil c’est comme si rien ne c’était passé.

Au top

La veille, Ali avait pris soin de mettre en garde les cyclistes iraniens à propos de cette auberge via un groupe Telegram (une application similaire à WhatsApp). Outre les nombreux messages de soutien et de prompt rétablissement, un couple de cyclistes de la ville nous invite chez eux. C’est ainsi que nous faisons la connaissance de Mekki, professeur à l’université, de sa femme Sihame, comptable, ainsi que de Fatima, la sœur de Sihame, et de son mari Medhi. Tous les quatre sont vraiment formidables et pour Ali comme pour moi, c’est une très belle rencontre. Sihame et Mekki sont responsables d’une petite révolution dans le quartier lorsqu’ils ont commencé à faire des randonnés à vélo tous les deux. Ensemble, ils nous amènent à la découverte des tombes de deux grands penseurs soufis dont l’un deux a dit «  donne à manger à quelqu’un qui passe ta porte sans lui demander ni son nom ni sa religion ». Enseignement qu’ils appliquent à merveille en toute sincérité et simplicité. Après avoir passé deux jours entre amis, Ali doit maintenant retourner à Téhéran. Et en attendant l’heure du départ, nous faisons la fête tous ensemble en dansant et chantant. Une belle façon de conclure le bout de chemin que nous avons partagétout les deux. Pour lui, les événements de ces derniers jours sont le karma. Il était nécessaire que tout cela arrive pour que nous ayons la chance de tous nous rencontrer. Je ne sais quoi en penser. Ce qui est certain, c’est que demain ils vont me manquer, et en particulier Ali. Les deux petites semaines passées ensemble auront suffi à nous lier pour longtemps.

La tombe du soufi Bayazid Bastami

Me voilà donc reparti sur les routes, seul avec mon fidèle compagnon d’acier Jolly Roller, qui a la très rare qualité de supporter les foudres de ma mauvaise humeur sans broncher. Mekki, fidèle à lui-même, m’a trouvé des hôtes jusqu’à Mashhad. Le jour précédent mon arrivée, j’appelle l’ambassade turkmène pour savoir si mon visa est prêt. On m’annonce sans explication qu’il est refusé. C’est la douche froide. Sans autre alternative réaliste, me voilà contraint de prendre l’avion parce que les 400 km qui me séparent de l’Ouzbékistan me sont interdits d’accès, faute d’un ridicule tampon. J’enrage. Ce système est une aberration qui est une insulte aux libertés fondamentales. Il prive les femmes et les hommes de leur droit de se déplacer librement. Et il est surtout injuste car, selon la couleur et le logo de leur passeport, certains auront le droit d’aller librement dans la plupart des pays, alors que d’autre se retrouveront condamnés à rester à l’intérieur de leurs frontières. Ne naissons-nous pas libres et égaux en droits ? Conscient de la chance d’avoir un passeport français, je me rends à l’aéroport pour trouver un vol afin de continuer le voyage. Le seul vol auquel je veux bien consentir est un vol sans escale jusqu’à Douchanbé au Tadjikistan, pays pour lequel j’ai besoin d’un e-visa, que je peux théoriquement obtenir en trois jours ouvrés. Nous sommes lundi soir, le vol est jeudi matin, c’est jouable.

Le soir, je me rends chez Jahid qui s’est proposé de m’héberger via le groupe de cyclistes sur Telegram. Ensemble, nous nous rendons au Holly Shrine, un immense ensemble de cours et de bâtiments au centre desquels trône le tombeau de l’Iman Reza. Je n’ai jamais rien vu d’aussi grand et d’aussi richement décoré pour un seul homme. Et lorsque nous arrivons devant le mausolée, je suis un peu effrayé devant la ferveur des fidèles et la cohue qui en résulte. J’ai peine à comprendre une telle vénération pour un homme mort au neuvième siècle aussi saint eut-il été.

Le lendemain matin, je fais ma demande de visa qui est acceptée en moins de deux heures. Jahid m’accompagne ensuite à l’agence de voyage pour prendre mon billet d’avion. Le billet coûte 150 euro à payer en rials. J’ai la somme en somme en euro, et avant que je n’ai le temps d’aller faire le change, Jahid règle le billet pour moi. De retour chez lui, je m’empresse de lui remettre la somme que je lui dois. Il la refuse car je suis son hôte. Je tente de lui expliquer que je ne peux pas accepter, d’autant que cela représente beaucoup d’argent, mais rien n’y fait. Je laisse alors la somme sur la bibliothèque, et elle restera là. Jeudi matin, je suis à l’heure à l’aéroport, mais il a neigé toute la nuit et mon vol est retardé. Alors que j’attends, Jahid m’appelle pour me souhaiter bon voyage et me dit qu’il a remis l’argent dans ma sacoche. Le coquin. Je me sens mal. Mais mon vol est finalement annulé et reporté au lendemain. Cette fois-ci, c’est moi qui cache les sous, juste avant de partir pour l’aéroport. Mais le vol est à nouveau annulé et le prochain n’est pas avant jeudi prochain. Jahid n’est pas plus content de mon petit tour que je ne l’étais du sien la veille.

Les trois générations

Durant tout le temps où je suis resté chez lui, Jahid et sa charmante fille Alia ont été au petit soin et ont tout fait pour que je ne m’ennuie pas : soirées au restaurant, marche nocturne dans la neige sur les hauteurs de la ville avec son groupe de randonnée, tour à vélo pour aller voir la tombe du poète Ferdowsi. Il m’a aussi présenté une amie à lui qui m’a fait découvrir la ville et avec laquelle nous sommes allés voir un petit village perdu dans les montagnes que je trouve bien plus authentique et joli que Masouleh. Alors que nous arpentons ses ruelles, une jeune femme nous invite à venir prendre le thé préparé à base d’herbes sauvages trouvées dans la montagne. Elle doit avoir une trentaine d’année, mais la rudesse de la vie dans les montagnes a déjà marqué la finesse de ses traits. Elle nous présente ses enfants. Sa fille aînée a maintenant quatorze ans et ne pouvant plus l’assumer financièrement, elle se mariera le mois prochain avec un jeune homme de sept ans son aîné. Je me sens terriblement démuni face au destin de cette enfant qui va être arrachée à son enfance.

Un village prêt de Mashhad
Sur les hauts de Mashhad

Durant les dix jours passés avec Jahid, j’ai eu beaucoup d’intérêt et de plaisir à converser avec lui. C’est un homme complexe. Engagé, il a vendu sa voiture, et ne se déplace qu’en vélo et incite ses collègue à en faire autant. Progressiste, il a inscrit sa fille à des cours de karaté pour qu’elle n’ait pas peur de damer le pion aux garçons. Curieux, il est le seul Iranien que j’ai rencontré à avoir lu la Bible afin d’être certain du choix de sa religion. Cultivé, il est féru de littérature anglaise mais n’en demeure pas moins un amoureux de la littérature iranienne classique. Critique, il est amer face au gouvernement corrompu qui discrédite les valeurs de la révolution islamique. Il m’explique d’ailleurs, comme j’avais déjà eu l’occasion de l’entendre, que la situation du peuple pourrait être meilleure si elle n’était pas soigneusement entretenue pas le gouvernement, car « contrairement aux arabes qui restent dociles tant qu’ils ont du pain et des jeux, le peuple iranien lui ne tolère la bride que contraint et affamé. ». Mais malgré tout cela, à cinquante ans, Jahid a grandi juste après la révolution et l’éducation que lui a dispensée le régime à cette époque a fait son œuvre contrairement aux jeunes d’ aujourd’hui. Et sur certains sujets sensibles comme Israël ou les Etats-Unis, il lui est difficile de prendre du recul sur la propagande du pouvoir. Mais peut-être suis-je influencé par le dogme occidental, tout comme lui par la propagande iranienne?

Le mausolée de Ferdowsi

La veille de mon départ, je discute avec Jahid à propos de l’argent, lui expliquant que nous avons ici un problème de « choc culturel » car j’ai pour lui une dette à son égard dont je veux m’acquitter, et qu’il se doit de refuser car je suis son invité. Finalement, je finis par le faire promettre, avec peine, que s’il avait besoin de mon aide d’une façon ou d’une autre pour lui ou pour sa fille, il devait me la demander. J’espère vraiment qu’il le fera. Dans tous les cas, j’espère le revoir un jour.

La troisième tentative fut finalement la bonne. L’avion quitte le sol iranien. Me voilà parti pour l’Asie centrale.

L’Asie centrale depuis l’avion
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