Après deux jours et demi de traversée, me voilà de retour sur le vieux continent. Ce n’est pas encore la fin du voyage, mais chaque kilomètre me ramène maintenant inexorablement à la maison et rend mon retour un peu plus tangible.  L’appréhension du retour commence à se faire sentir, les questions se bousculent, les réponses restent fugaces, et les certitudes une chimère. Une chose est certaine, je suis curieux de découvrir ce continent qui est le mien, le regarder comme si je ne l’avais jamais vu. Après neuf mois de voyage, j’espère enfin avoir laissé derrière moi préjugés et illusions et pouvoir le vivre et le ressentir tel qu’il est, et non pas tel que je l’imagine ou l’espère. Cette Europe, je l’appréhende autant que je suis heureux de la découvrir.

Odessa

Pour l’heure, je commence par découvrir la magnifique ville d’Odessa. Les quelques ukrainiens que je rencontre me disent que l’Ukraine n’est pas l’Europe et Odessa encore moins l’Ukraine. Cette ville portuaire, carrefour de la Mer Noire, affiche sa mixité culturelle sans complexe. Le cœur de la ville bat au rythme de la musique des bars bondés et des spectacles de rue. Les femmes sont magnifiques, le savent et le revendiquent. En petit groupe, chacun et chacune s’approprie la ville et profite de son ambiance festive. Il souffle sur cette ville un vent de liberté et d’insouciance que je n’avais plus ressenti depuis longtemps, et cela fait un bien fou.

Dans la campagne en Moldavie

Après ce bol d’air frais, il est temps de partir pour la Moldavie. Arrivé à la frontière, quelle est ma surprise quand le douanier me remet un visa de transit pour 24 heures. Angoissé, je vais voir son responsable pour lui expliquer que je n’ai normalement pas besoin de visa en tant que citoyen français et que de toute façon, il ne m’est pas possible de traverser le pays en une journée en vélo. Il m’explique alors que je ne suis pas en Moldavie mais en Transnistrie et que la frontière avec la Moldavie est soixante kilomètres plus loin. Etrange sensation que de rentrer dans un pays dont j’ignorais l’existence avant d’y mettre le pied. La Transnistrie est une bande de terre entre l’Ukraine et la Moldavie, reconnue par aucun état, pas même par les autorités russes qui ont pourtant placé ce territoire sous leur « protection » et dont les troupes gardent les frontières. Avec un gouvernement, une monnaie, un hymne et un drapeau, c’est un état fantôme, une épine plantée dans le pied de la Moldavie par la Russie, sans se formaliser de la population qui y vit et se retrouve de facto coupée du monde. Finalement arrivé a Chisinau, la capital moldave, je profite du concert de Prodigy donné en centre ville. C’est alors que je fais la connaissance de Vlad. Etudiant en veto, il se fait un peu d’argent en faisant faire des balades à poney aux enfants, et c’est durant l’une d’elle qu’il m’a vu arriver un peu plus tôt dans la journée. Lui aussi est un cyclotouriste, et surtout il est devenu un expert du système D. L’été dernier, il a passé trois mois en Europe de l’est en ne dépensant qu’une centaine d’euro. Pour cet été, il prévoit de rallier l’Espagne. Il m’invite gentiment à passer la nuit chez lui, ce qui nous permet d’échanger sur son itinéraire de cet été, et des endroits qu’il me recommande pour le mien.

L’Union Européenne

Le cinq juin au soir, je passe la frontière avec la Roumanie, je suis maintenant officiellement de retour dans l’Union Européenne. Ma mission pour fêter ce retour est de trouver un café avec du wifi pour suivre au moins à la radio la final du top 14. La perspective d’un second sacre de l’ASM me donne des ailes et j’avance à bonne allure lorsque je traverse un village. Tous les villageois sont réunis dans la cour de l’école pour célébrer la Pentecôte. Plusieurs d’entre eux m’interpellent et m’invite à se joindre à eux. Tant pis pour le match, une fête de village, cela ne se refuse pas. Je me mêle à la foule pour assister aux concerts que tout le monde suit avec entrain. Après quoi, on m’invite à prendre une bière et à déguster quelques saucisses. Je souris en repensant à la dernière fête de village à laquelle j’ai participé en France, il y a maintenant un peu moins d’un an. Cela s’était terminé par une bagarre générale dont j’avais été malgré moi le déclencheur et à la fin de laquelle, on nous avait fortement intimé de partir, car mes compères et moi étions « des étrangers qui n’avions rien à faire là ». Je salue donc le sens de l’hospitalité roumains, j’en profite aussi pour transmettre toutes mes amitiés au maire de Lapleau.

Le jour suivant, en fin de matinée, j’arrive dans la ville Iași. Ancienne capitale de la Moldavie, l’héritage patrimonial y est riche. Je passe donc ma journée à arpenter le centre ville, pour visiter le palais de la culture et les nombreuses églises, dont l’église des Trois Hiérarques est une véritable splendeur. Peu enclin à reprendre la route en fin de journée, je fais la rencontre d’Elvis à la terrasse d’un café. Après avoir étudié en Allemagne, il a fait le choix de rentrer en Roumanie en vélo. Il m’invite à une soirée sur le toit d’une ancienne usine soviétique. Tout un collectif d’artisans et d’entrepreneurs de toute nationalité occupe les lieux. Au milieu de la techno et des lumières psychédéliques, ils m’expliquent qu’avec la chute de l’URSS et ensuite avec la rentrée dans le marché commun, de nombreuses usines et entreprises ont mis la clé sous la porte. Ainsi de nombreux bâtiments sont aujourd’hui à l’abandon. Refusant de se résigner, le collectif a choisi d’occuper les lieux et de développer une économie durable et locale.

Iași
Sighișoara

Sur les conseils de Vlad, je m’engage dans les Carpates et l’étouffant canyon de Bicaz pour rejoindre la ville Sighișoara. Cette ville médiévale a vu naitre le prince de Valachie, Vlad III, connu sous le nom de Vlad l’Empaleur, qui inspira à Bram Stocker le célèbre personnage du Comte Dracula. Contrairement au personnage, sa ville de naissance n’a rien de sinistre. Perchée sur une colline, la ville est classée à l’UNESCO. Son dédale de ruelles pavées et de maisons colorées se prête aux joies d’une promenade nonchalante jusqu’aux remparts qui offrent une vue imprenable sur la région environnante.

Les maisons tziganes

Depuis mon arrivée dans le pays, de nombreux roumains m’ont mis en garde contre les tziganes qualifiés de voleurs et d’infréquentables. Mis à l’écart de la société roumaine, ils se regroupent dans des quartiers reconnaissables par l’exubérance des maisons, patchwork architectural improbable. Point de sobriété, l’excès est le maître-mot, surenchère de fenêtres, d’étages, de toits, toujours plus et surtout plus que le voisin, si bien que peu de maison sont achevées. Mis à part leur maison, la communauté se fait discrète, et je n’ai croisé que peu de gitans jusqu’ici. Alors que je m’installe à une table d’une station-service pour prendre mon diner, deux enfants Tziganes s’approchent de moi. L’ainé, farouche, reste en retrait, tandis que son petit frère vient me demander l’aumône. Le spectacle est bien rodé, sur sa jolie frimousse il affiche une moue triste à briser un cœur de glace et me tend une petite main suppliante. Pour moi leur donner de l’argent revient à légitimer qu’ils fassent la manche, il n’en est donc pas question. Par contre, je veux bien partager mon repas. Je sors mon pain, le miel et l’halva (une sorte de pâte à tartiner à base de graine de tournesol), et lui offre une tartine. Son grand frère ne se fait pas prier pour nous rejoindre. Tandis qu’ils engloutissent mon repas, j’essais sans succès de communiquer avec les deux frères. J’ai beau essayé l’anglais, le français, le russe, et de parler avec les mains, rien n’y fait, je n’arrive ni à me présenter, ni à connaitre leur prénom.Finalement le grand frère finit par se présenter de lui-même, et me demande le mien. Comme à mon habitude, je me présente comme Peter, plus facile à prononcer et à retenir que Pierre. Et soudain, je vois le visage des deux frangins s’illuminer enfin. « Peter Pan » crient-ils en cœur. Ils rigolent, sourient, ce sont à nouveau des gamins. Ce soir, nous sommes au Pays Imaginaire, je suis leur Peter Pan et eux les enfants perdus. Nous immortalisons nos retrouvailles avec des photos loufoques, et j’aide le plus jeune à faire un tour de vélo, faute de toucher les pédales. Alors que je reprends la route, ému de cette rencontre, ils courent derrière moi en criant à tue-tête « Goodbye Peter Pan ! ». Salut les enfants perdus, ne grandissez pas trop vite.

Les deux frères
Budapest

Après avoir visité Cluj, je file vers la Hongrie. Une interminable file de camions attendent pour passer la frontière. Tandis que de l’autre coté, une fois dans l’espace Schengen, il n’y a en pas un seul. J’avais déjà fait ce triste constat en passant la frontière de la Bulgarie à la Turquie ou en entendant les histoires de voyageurs dont le visa a été refusé, l’Europe, l’espace Schengen sont devenus des tours d’ivoire, où seuls quelques privilégiés ont aujourd’hui accès. Jusqu’alors, je ne notais pas de différence notable d’un pays à l’autre. Une fois la frontière passée, ici, la richesse de la Hongrie contraste vraiment avec celle de son voisin. Les voitures, les pistes cyclables, les maisons, l’architecture, je ne peux plus dire si je suis en Hongrie, en Autriche, ou dans le sud de l’Allemagne. L’accueil chaleureux des hongrois que je rencontre me fait presque oublier la politique nationaliste et anti-migrants du président Victor Orban. Budapest finit de me conquérir. Cette ville est un joyau, où le majestueux Danube vient caresser ses perles d’architecture et bercer leur reflet étincelant. De crépuscule à tard dans la nuit, je me laisse entraîner dans une danse où chaque pas me révèle une nouvelle merveille, et tombe peu à peu sous le charme de ses rues, ses monuments, ses collines, et ses parcs. Cette cité est à ses habitants autant qu’ils lui appartiennent, Il émane de cette ville un souffle de vie incroyable, et j’en découvre son cœur lorsque, devant le château illuminé de tous ses feux, couples et amis valsent simplement pour le plaisir de la danse, la volupté, et la joie de partager quelques pas hors du temps. Je ne peux que m’assoir et savourer cet instant de grâce suspendu par la musique éternelle.

Le château de Budapest

Le jour suivant, je franchis à nouveau une frontière pour passer en Autriche, et j’en profite pour fêter l’événement en dégustant un délicieux Apfelstrudel. Depuis quelques jours, mon moyeu dynamo de ma roue avant montrait des signes de faiblesse de plus en plus préoccupants. J’ai prévu de le changer à Bienne où je suis sûr de trouver tout ce dont j’ai besoin. Mais à quarante kilomètres de la capitale autrichienne, le moyeu finit de me lâcher. Je peste sur cette poignée de bornes qu’ils me restaient à faire, mais il n’y a rien faire, Jolly Roller n’ira pas plus loin dans cet état. Heureusement, je ne suis pas très loin d’une ville de laquelle je pourrais rejoindre Bienne dès le matin suivant. En attendant, il va falloir que je passe la nuit ici. Je profite de la soirée pour visiter le centre ville, et manger un bout à la terrasse d’un café où j’ai le plaisir de renouer avec la langue de Goethe. Mon allemand est un peu rouillé, mais les clients semblent le trouver acceptable, si bien que l’un d’eux m’offre le repas pour me remercier de notre discussion. Après quoi, je pars à la recherche d’un endroit où dormir. Faute de pouvoir rouler, je suis contraint de faire du bivouac urbain sur un terrain que je finis par trouver dans la pénombre derrière un lotissement non loin de la gare. J’appréhende toujours le bivouac urbain, le facteur rencontre malencontreuse étant finalement bien plus élevé en ville que perdu au milieu de nulle part. Mais, depuis mon retour en Europe, je m’attends à ce que ce genre d’habitudes soit de moins en moins toléré par les habitants, comme par la police. Et donc, alors que je plie ma tente après une courte et mauvaise nuit dans ce qui s’avère être à la lumière du petit matin un terrain de jeux, un homme sort d’une des maisons du lotissement pour venir à ma rencontre. Après avoir constaté qu’un bonhomme hirsute plus vagabond qu’autre chose a passé la nuit dans le terrain de jeux de ses enfants, je ne m’attends pas à ce qu’il soit franchement cordial, d’autant que les autrichiens sont en général assez à cheval sur les règles. Alors qu’elle est ma surprise lorsque celui me propose de passer à la maison pour prendre un café.

Au boulot

Arrivé à Vienne par le premier train, je me rends directement à un magasin de vélo. Ils ont un moyeu d’occasion, mais ne peuvent pas me le monter avant une semaine. Avant de partir, j’avais pris soin d’apprendre à rayonner une roue, c’est donc l’occasion de passer de la théorie à la pratique. Un des techniciens de l’atelier me fournit les outils dont j’aurais besoin et m’installe dans une petite cour. Après deux heures de labeur, mon vélo est prêt à repartir. Vienne est une jolie ville, mais assommé par la masse de touristes déambulant dans les rues, je décide de ne pas trop m’y attarder et après avoir visité le centre ville et le palais, je la quitte en début de soirée. Par contre, je profite de la petite ville de Melk sur les bords du Danube et de sa resplendissante abbaye pour prendre deux jours de repos, mes premiers depuis mon retour en Europe. Après quoi je quitte les bords du Danube pour filer dans la campagne.

Melk sur l’Euroroute 6
Le Danube

La campagne autrichienne au printemps est une balade pastorale. Au fil des kilomètres, je me laisse bercer par ses paisibles vallons verdoyants entre forêts et prairies sur lesquels se juchent les majestueux chalets aux façades fleuris. Mais bientôt les Alpes se dessinent devant moi, impérieuses. Jamais une chaîne de montagne ne m’avait paru aussi abrupte et intimidante. Fatigué, je ne trouve pas le courage de la traverser et choisi de la contourner renonçant ainsi au Tyrol.

Salzbourg

Peu avant Salzbourg, je me rends sur les bords d’un petit lac où j’espère camper. Malheureusement, des maisons de villégiatures m’en interdisent l’accès. Un peu dépité, je finis par trouver un petit bout de rive où je rencontre Andreas qui s’y baigne avec son chien. Tout juste rentré d’un voyage de plusieurs mois en Amérique du sud, il m’invite à manger chez ses parents un plus loin. Assis sur le balcon de la ferme, nous assistons au spectacle du soleil se couchant sur le lac, tout en partageant une bière et des histoires de nos aventures respectives. Au moment du départ, la mère d’Andreas insiste pour me donner des sous afin que je puisse m’offrir le plaisir d’un bon repas autrichien à Salzbourg. A la campagne, ils ont aussi l’art d’y cultiver la simplicité et la bienveillance. Outre le fait que Mozart y ait poussé sa première note, Salzbourg regorge de trésors architecturaux baroques et de nombreux points de vue pour les admirer. Après avoir flâné une bonne partie de la journée dans le centre historique et sur ses collines alentours et, bien entendu, fait honneur à la cuisine autrichienne sur les bons conseils de la mère d’Andreas, je quitte l’Autriche pour la Bavière.

Encore une frontière passée. Alors que je pouvais passer plusieurs semaines dans un seul pays en Asie, je les traverse ici en quelques jours. Alors que j’ai été parfois saisi par les différences culturelles d’un coté d’une frontière à l’autre, notre histoire commune, bien que souvent tragique, se révèle indéniablement être le terreau fertile d’une culture commune qui aujourd’hui nous rassemble. J’en reviens à me demander si il ne serait pas temps que l’Europe embrasse son destin et s’unisse enfin et sincèrement dans la diversité de ses peuples, car comme le disait Simone Veil qui s’en est allée il y a quelques jours, « C’est ici, où le mal absolu a été perpétré, que la volonté doit renaître d’un monde fraternel, d’un monde fondé sur le respect de l’homme et de sa dignité ».

Le chateau de Neuschwanstein

Ce détour en Bavière me permet de longer les Alpes, mais aussi d’aller visiter le fameux château de Neuschwanstein qui inspira à Walt Disney le château de la Belle au bois dormant. Ce château à la silhouette excentrique est né de la volonté de faire renaître la gloire des châteaux médiévaux germaniques par le tout aussi extravagant Louis II de Bavière. Mélange de style roman et néo-gothique, le château, perché sur son promontoire surplombant toute la vallée, est tout aussi flamboyant que séduisant. Je poursuis ma route et après un retour éclair deux petites heures en Autriche me voilà en Suisse pour savourer une baignade dans les eaux du lac de Constance. Désormais, je laisse l’inconnu derrière moi, le voyage prend un nouveau tournant, celui des retrouvailles.

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