Avant de passer au Kazakhstan, je fais une nouvelle halte à Bichkek où je retrouve René et Jenny, deux voyageurs à vélo que j’ai eu le plaisir de rencontrer à Karakol. Ils vont rester au Kirghizistan encore quelques semaines et laisser les vélos au repos pour quelques treks en attendant que la fameuse route du Palmir au Tadjikistan (la Mecque des routes d’altitude pour les cyclotouristes) soit enfin praticable. Notre rencontre fût finalement assez brève, mais comme à chaque rencontre avec d’autres voyageurs, motivés par les mêmes désirs et aspirations, ce sont deux compagnons que je laisse derrière moi.

Le side-car Oural

A peine la frontière passée, je m’arrête au café. Le propriétaire, un énergique jeune homme de soixante ans, me montre avec enthousiasme son sidecar Oural. La mythique moto soviétique à transmission par cardan est capable d’affronter les conditions extrêmes des steppes et de la Toundra. Et je ne saurai mieux exprimer l’impression de robustesse qu’elle dégage que Sylvain Tesson qui déclara lors de son expédition sur les routes de la Bérézina : « rien n’arrêtera notre Oural, pas même ses freins ».

 

Je ne peux rester qu’un mois dans ce pays grand comme quatre fois la France. Et les dates des ferrys partant pour le Caucase étant variables, je dois garder un peu de marge. Alors c’est sans trop de regret, que j’accepte d’être pris en stop deux jours de suite, d’autant que le vent de face est épouvantable au point que même la camionnette tangue sous les rafales. Mon russe a fini par progresser un peu, et je parviens à échanger un peu avec Erkesh, mon second bon samaritain qui, avant de me déposer, insiste pour m’offrir à manger. L’hospitalité des steppes.

La statue de l’oppression soviètique

A Chymkent, j’abandonne les chaines montagneuses que je suivais jusqu’alors et pars en direction du nord-ouest pour un voyage temporel qui me fera remonter à travers trois époques de la région. Cela commence sous l’ère soviétique au musée de la répression politique. Bien que modeste, il n’en demeure pas moins édifiant. Outre l’intransigeante répression, les terribles goulagss, les exécutions sommaires, je suis horrifié par les déportations massives de millions de personnes arrachées à leur terre. C’est ainsi par exemple que les Allemands de la Volga furent déportés au Kazakhstan dès 1941, où il leur fût interdit d’afficher leur culture germanique et de faire les moindres études. A la chute de l’URSS, ils étaient presque encore un million.

Au café des bikers

Le jour suivant après une soirée arrosée chez Shavkat, rencontré au bar des bikers du coin, j’arrive à Turkestan, et me revoilà au 14ème siècle sous l’égide de Tamerlan. La ville, comme Samarcande ou Shakhrisabz, est une belle manifestation de l’insatiable soif de grandeur du tyran. Le soir, je remonte encore d’un siècle et c’est dans les ruines de Sauran, que j’établis mon campement. A part les ruines du palais en son centre, la terre et l’herbe ont recouvert ce qui était autrefois la capitale de la Horde Blanche de l’empire Mongol. Le vent a ciselé les imposantes murailles de grès qui cernaient la ville. Mais j’imagine sans peine la ville avant qu’elle ne soit outragée par le temps. La quiétude du lieu se trouve bien troublée par l’arrivée impromptue d’un groupe d’étudiants hollandais en visite à travers le pays. Mais aussitôt remontés dans leurs bus, l’atmosphère reprend ses droits et je m’endors avec les hennissements des chevaux qui paissent non loin comme un lointain écho venu du passé. Au matin, je suis salué par un scorpion, peu ravi d’être réveillé à l’aube, après avoir passé la nuit confortablement installé sur une de mes sacoches.

Bivouac dans les ruines de Sauran
Les chameaux

Peu à peu en remontant dans le nord, le vert des steppes du printemps a laissé place au beige de paysages semi-arides où les chameaux se repaissent des arbustes rachitiques qui poussent là. Je suis à 250 km de Baïkonour, la base de lancement spatiale. Je ne pourrai malheureusement pas la visiter, car elle est sous administration russe et un permis spécial extrêmement coûteux et long à obtenir est nécessaire. Mais j’ai découvert que le lancement d’un vol habité est programmé dans deux jours. Je ne peux pas rater cela. La ville est aussi sous administration russe, et les soldats russes qui en gardent l’entrée me refoulent de façon assez cordiale faute d’autorisation. Un peu déçu de n’avoir pu admirer les nombreuses statues à la gloire de la conquête spatiale qui parsèment la ville, je repars pour trouver où dormir un peu à l’écart. Jamais je n’aurais imaginé que j’aurais un jour la chance d’assister au décollage d’une fusée. Une nouvelle fois, le formidable hasard du voyage m’émerveille. Posté sur un pont, j’observe au loin une petite lumière s’élever dans les airs dans le silence, trop loin pour entendre les grondements du moteur. Cela n’aurait rien de bien impressionnant si ce n’étaient pas là-bas trois hommes qui s’arrachent à la gravité terrestre, s’affranchissant des lois naturelles pour aller là où nulle autre espèce n’a pas pu jamais aller.

Avec un paysage désespérément plat, le vent peut laisser libre cours à toute sa facétie sans qu’aucune aspérité ne puisse la restreindre. Voilà deux semaines qu’il m’accompagne, un jour il me pousse à plus de trente kilomètres par heure et le lendemain il décide de me clouer sur place sans que rien ne me laisse présager de sa versatilité. Si bien que tous les matins, j’ai pris pour habitude de voir s’il daignait m’accorder une journée clémente à peine la tête sortie de la tente. Quoiqu’il décide pour la journée, j’ai fini par accepter de me laisser porter, heureux qu’il m’emporte vers l’ouest, patient quand il met mes nerfs à l’épreuve en soufflant vers l’est. A un jour de la ville d’Aralsk, il m’honore d’une nouvelle facétie. Aujourd’hui conciliant, j’avale avec son aide 110 kilomètres sans effort et prévois de boucler les vingt derniers kilomètres de l’étape du jour d’ici quarante minutes. Quand soudain, sans que rien ne le laisse présager, un mur se précipite sur moi. Une fois de l’autre côté, c’est une tempête qui me cueille et me coupe dans mon élan, la visibilité tombe à dix mètres. Je me réfugie sous le premier abri qui se présente, un abribus. La tôle claque, la structure grince. Et j’ai beau attendre, la tempête de sable ne faiblit pas. Je me résous donc à reprendre ma lente progression vers la prochaine ville, où j’espère y trouver un endroit plus abrité pour passer la nuit. Cela sera une station-service que j’atteins, épuisé, trois heures plus tard.

En route pour la Mer d Aral

La mer d’Aral était restée hors de portée depuis l’Ouzbékistan, je la vois enfin à l’horizon en arrivant à Aralsk. Ici, ils sont parvenus à la sauver bien qu’elle soit encore loin de son niveau originel. L’industrie de la pêche renait peu à peu et la ville ne semble plus condamnée. J’étais reparti de Moynak complètement désespéré devant la tragédie de la mer d’Aral. Ici, la vie et l’espoir semblent avoir repris leurs droits, et cela fait un bien fou, même si la situation reste délicate. Aralsk et la mer d’Aral attirent nombre de voyageurs venus des quatre coins du monde que je rencontre au hasard des rues, un couple de Brésiliens qui parcourent le globe depuis plus de trente ans, un autre couple italo-canadien qui visite l’Asie centrale sur leur Vespa, un jeune couple d’Hollandais rentrant au Pays-Bas avec une veille Lada achetée au Kirghizistan, un Coréen qui finance son périple en direction de l’Europe avec des combats de boxe, et un jeune polonais qui, parti de Chine après une année d’échange universitaire, rentre chez lui en vélo. Tous ont des histoires incroyables, et une volonté de découverte et d’aventure fantastique qui m’ébahit. Qu’importe l’originalité de la façon de voyager, du rythme choisi, de la destination visée, c’est le voyage qui compte. Comme le dit Robert Louis Stevenson : « Je voyage non pour aller quelque part, mais pour marcher. Je voyage pour le plaisir de voyager. L’important est de bouger, d’éprouver de plus près les nécessités et les embarras de la vie, de quitter le lit douillet de la civilisation, de sentir sous mes pieds le granit terrestre et les silex épars avec leurs coupants. ». Avant de partir, je parcours avec Michael, le cycliste polonais, les trente kilomètres qui nous mène au rivage sur une piste de sable parfois trop profonde que pour pouvoir y pédaler. Après avoir traversé les paysages désolés par le retrait de la mer, voir le reflet argenté du soleil sur sa surface, écouter le clapot sur la rive, sentir l’eau s’écouler entre ses mains est un merveilleux spectacle.

La Mer d Aral

Michal, qui doit comme moi quitter le pays dans moins de deux semaines, a décidé de continuer en vélo en coupant sur une piste secondaire en direction de Béïnéou. Pour ma part, l’entreprise me semble hasardeuse, et je préfère garder du temps pour passer quelques jours dans le désert au sud-ouest de Béïnéou et y visiter les mosquées souterraines, j’opte donc pour le train. Parti de nuit d’Aralsk, j’arrive à Béïnéou au tout petit matin après 24 heures de trajet. Complètement harassé, mon visage doit être marqué par la fatigue si bien que la gérante du café, dans lequel j’attends l’aube, m’oblige de prendre quelques heures de sommeil dans le motel voisin. Après deux jours de trajet en vélo et en stop, me voilà aux portes du désert, plus une ville, même pas un village sur plusieurs centaines de kilomètre. Mon vélo n’a jamais été aussi lourd et chargé avec de l’eau et de la nourriture pour trois jours.

Le désert, c’est tout droit!

Après une nuit passée dans une maison abandonnée, j’arrive vers midi à la première mosquée souterraine, Chopan Ata. Les pèlerins m’invitent à partager leur repas. Tout un car de femmes en pèlerinage est au petit soin avec moi et veille à ce que je ne manque de rien. Après avoir mangé, je suis les pèlerins et nous nous rendons à la mosquée creusée dans une dépression rocheuse où jadis Chopon vivait en ermite. Comme si j’étais l’un des leurs, un foulard m’est remis à l’entrée. Une petite pièce avec en son centre un bâton qui remonte vers un puit de lumière, une alcôve pour les hommes, une autre pour les femmes ; c’est épuré. Je m’assois parmi les hommes pendant que l’iman clame sa litanie et tente par mimétisme de ne pas faire d’impairs.  Avant de sortir, chacun fait trois fois le tour du bâton avant d’y accrocher son foulard en offrande. A peine sorti un homme m’invite à faire le tour de l’arbre sacré qui, bienveillant, offre son ombre à ceux venus jusqu’ici. A nouveau trois tours. Puis je suis les pèlerins jusqu’au puits, où chacun à notre tour, avons droit à une gorgée du liquide si précieux dans cet environnement. Malgré une nouvelle invitation à me restaurer, je reprends la route car il me reste pas mal de route pour atteindre Becket Ata, la plus sacrée des mosquées souterraines de la région. La piste file vers l’horizon, avant de plonger dans un large amphithéâtre aux falaises blanches et roses comme si une partie du plateau s’était affaissée. La piste remonte alors de l’autre côté avant de longer une nouvelle dépression ou de descendre dans la suivante. Excepté les cars et les voitures des pèlerins et la large piste qu’ils suivent, ici l’homme n’a pas sa place et la nature, implacable, est reine.  Après quelques problèmes de sacoches qui supportent mal les vibrations de la piste, j’arrive enfin à Becket Ata juste avant que le car des femmes, croisées à Chopan Ata, ne reparte.

La vallée de Becket Ata
Mes bonnes samaritaines

Elles s’empressent de me donner nourriture et friandises, si bien que je me retrouve plus chargé que je ne l’étais en rentrant dans le désert. Un vrai miracle. Ici aussi, je suis accueilli avec curiosité et gentillesse. Pour manger le bechparmak, le plat national Kazakh, je suis convié à m’assoir avec les plus anciens, ce qui est un grand honneur. Mais, lors de la découpe de la tête du mouton qui ouvre le repas, je ne reçois pas le morceau de choix qui est réservé à la personne la plus importante de la tablée. Je m’en réjouis puisque les morceaux en question sont les yeux. Le lendemain, je descends la falaise avec un groupe de pèlerins pour accéder à la petite vallée où se cache la mosquée de Becket Ata. Amid, un des pélerins, décide de me prendre sous son aile et me raconte l’histoire du lieu et prend bien soin de m’expliquer tout le cérémonial, et ce que je devais faire et ne pas faire. Après avoir écouté la prière de l’iman, rendu hommage à l’Hermite, nous être purifiés par les flammes et avoir bu une gorgé de l’eau de la source, je remercie Amid et sa famille pour leur gentillesse. Sa sœur Fati m’offre son magnifique misbaha, un chapelet de prière, en cadeau d’adieu.

Le partage du bechparmak

Ayant encore un peu de temps avant de prendre le ferry, j’opte pour filer au nord plutôt que de rebrousser chemin. Finie la belle piste pour les cars, ce n’est plus que d’étroites pistes de 4×4 dont certaines sont référencées sur la carte. L’itinéraire reste incertain, mais si tout va bien, j’ai juste à rouler cent kilomètres plein nord pour retrouver la route principale. Mais en plein désert et avec un problème mécanique, cela peut vite tourner à un calvaire. Je prends ma chance. Et avec le vent dans le dos, je file à plus de trente kilomètres par heure sur la piste sablonneuse. Le vélo dérape dans les virages, mes roues soulève un épais nuage dans mon sillage. C’est jubilatoire. Si bien que vingt kilomètres avant la route, je décide de pousser l’expédition un peu plus loin. A trente bornes à l’ouest, un « lac » se réfugie en contrebat de l’un de ses amphithéâtres rocheux, mais cette fois-ci aucune piste ne semble y mener. Je finis par trouver une piste à chameaux qui semble y mener. Les larges traces, que les chameaux y laissent lorsque les rares pluies diluviennes s’abattent dans la région, rendent le chemin bien moins agréable. Mais lorsque j’arrive sur la falaise qui surplombe l’immensité blanche de sel cernant le mince miroir d’eau que l’évaporation a encore épargné, tout est oublié. Juché au bord de la falaise, je contemple le soleil embraser l’horizon. Après la bienveillance des pèlerins, l’exaltation sur la piste, la quiétude et la beauté de la scène me saisissent à leur tour. Une journée parfaite.

La fin d’une belle journée
Dans le canyon du rallye 4*4

Quelques jours plus tard, c’est par un hasard incroyable que je retrouve Michael, le cycliste polonais, au beau milieu de nulle part parmi une expédition en 4×4. C’est donc ensemble que nous quittons Aktaou pour traverser la mer Caspienne en direction de l’Azerbaïdjan et du Caucase. Un dernier regard et l’Asie centrale s’évanouit à l’horizon.

Le ferry en route pour le Caucase avec Michal
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