Le coton
Frustré de n’avoir finalement que peu échangé avec les personnes rencontrées lors ma visite du pays en taxi collectif et en train, je suis ravi de me remettre en selle. Avant d’entrer au Kirghizistan, je traverse la vallée de Fergana. Cette vallée est plus un immense plateau agricole où le fameux coton ouzbek est cultivé. Outre l’assèchement de la Mer d’Aral due à l’irrigation des cultures, le travail des enfants au moment des récoltes a longtemps été une triste réalité. Mais heureusement la situation s’améliore puisque les enfants sont maintenant de plus en plus remplacés par des travailleurs « volontaires » recrutés de force. Au point où l’embargo sur le coton ouzbek a été levé par l’Union Européenne en 2016.
Le tissage de la soie

Outre le coton, des soieries sont aussi présentes dans la vallée où sont tissées des étoffes dans un style très particulier appelé Ikat (les fils sont teintés de différentes couleurs avant d’être tissés). Après cinq jours dans la vallée de Fergana, je suis encore ébahi par le formidable vecteur de rencontre que mon vélo représente ; et qui m’a permis de passer des nuits au chaud à discuter dans des restaurants et même une clinique. Finalement et après un détour de 140 km à cause d’un poste frontière fermé, j’arrive finalement à la ville d’Och, porte du Kirghizistan.

Des étudiantes avec leur robes en Ikat à Och

Me voilà donc en route pour ses montagnes et ses cols à plus de 3000 m. Mais après quelques coups de pédale, faux départ. Ma chaîne vient de lâcher après plus de 7 000 km. Une petite révision de Jolly Roller semble s’imposer avant de s’élancer à la conquête des sommets. Mauvaise nouvelle, les dents de mes pignons sont trop usées pour la chaîne neuve. Me voilà donc obligé de remettre l’ancienne chaine avec un nouveau maillon. J’en profite pour remplacer mon second plateau qui ressemble à un Shuriken aux pointes acérées. Après un nettoyage complet de la transmission, me voilà prêt à repartir

Pas sûr que cela passe…

J’ai prévu d’être à la ville de Karakol, à l’autre bout du pays, dans dix jours où je compte prendre deux semaines de repos et enseigner comme professeur d’anglais bénévole. J’ai choisi de m’y rendre par l’itinéraire le plus rapide qui coupe le pays en diagonale avec un col à 3200 m et un autre à 3600 m. Mais après le dernier village sur la route qui mène au premier col, je suis bloqué par un épais manteau neigeux alors que je ne suis qu’à 1400 m d’altitude. En voyant une vieille dame le sourire tout en or gravir la route enneigée sur son cheval, je comprends l’importance du cheval dans leur culture et leur quotidien. Dans un pays où les routes sont coupées par la neige presque huit mois par an, il s’impose comme une évidence. Je redescends donc dans la vallée pour prendre le seul itinéraire possible, la route reliant les trois grandes villes du pays, Och, la capitale Bichkek, et Karakol. Cette route, axe vital du pays, est ouverte toute l’année mais comprend tout de même deux cols à plus de 3000 mètres d’altitude.

Pas de vélo pour les enfants mais un cheval
Au sommet du col
Mes pignons gelés

Il me faudra deux jours pour venir à bout du premier et de ses 2 000 m de dénivelé. Après une nuit passée dans un petit restaurant de bord de route, je repars pour le dernier assaut du col. La difficulté n’est pas dans la forte pente, mais dans la longueur de l’ascension. Mais, enfin, je perce les nuages. Le silence des sommets endormis sous la torpeur de la neige m’accompagne pour les deniers kilomètres. L’eau, qui ruisselle sur le bitume chauffé par le soleil, s’évapore formant une légère brume, qui se cristallise à mon contact. Arrivé enfin au sommet du col, je savoure rapidement ma victoire et m’équipe pour la descente qui s’annonce glacée. Mais après quinze kilomètre, je n’en tiens plus. Mes mains et mes pieds sont gelés, tout comme mes vitesses. Et lorsque c’est au tour de mes freins d’être pris dans la glace, c’est dans un signe instinctif de survie que je parviens à faire arrêter un camion qui me dépassait.En descendant de mon vélo, je découvre qu’un carcan de glace me recouvre des pieds aux genoux. Le chauffeur du camion accepte de me conduire jusqu’à Bichkek, m’évitant ainsi le second col et surtout sa descente. Le chauffage est à fond et mes mains se réchauffent trop vite, la douleur est aussi vive qu’insupportable.

Bichkek

Après une douche chaude et un jour de repos à Bichkek, je repars en direction de Karakol et du lac d’Issyk-Koul. Mais deux cent kilomètres avant d’y arriver, ma jante se fissure. J’effectue une réparation sommaire avec un bon vieux fil de fer et du ruban adhésif pour éviter que la base du pneu ne se déjante. A ma grande surprise, cela tiendra et j’arrive à Karakol comme prévu le 20 mars, un jour avant Noruz, la fête du nouvel an. Après cet hiver passé dehors dans le froid et la neige, je n’ai jamais été aussi heureux de fêter l’arrivée du printemps et je savoure avec les habitants les préparatifs de la fête avec, en particulier, l’assemblage des yourtes traditionnelles. Le lendemain, je m’émerveille devant les danses délicates des danseuses et les couleurs chatoyantes de leurs costumes.

Le montage des yourtes
Un repas de fête dans une des yourtes
Les danses
Le marché aux bestiaux de Karakol

Le printemps est enfin là et avec lui je découvre une nouvelle façon de voyager en restant sur place. En échange de mes cours d’anglais, je suis accueilli chez une mère avec ses deux enfants et partage leur quotidien. Les cours sont en plus une très bonne opportunité d’échanger avec les élèves de tout âge pour découvrir et faire découvrir nos cultures réciproques. Rester plus longtemps à un endroit permet aussi de prendre le temps de connaitre un peu plus les gens rencontrés et la vie de la cité. Karakol est en plus un de ces lieux de plus en plus rares où des voyageurs, cyclo-touristes, backpackers, venant des quatre coins du monde se retrouvent et surtout restent, séduits par la magie du lieu. Coincée au bout du pays entre le Kazakhstan et la Chine, la ville est au carrefour des cultures kirghize, ouïghours, kazakhes et russe. Au nord, la ville surplombe le lac d’Issyk-Koul. Son bleu intense fait que les montagnes encore blanches du versant opposé semblent flotter sur les nuages. Au sud, elle est cernée par des montagnes culminant à 4000 m, où une petite station de ski fait le plaisir des touristes kazakhs et russes.

Le lac d’Issik Kul
Dernier réveil sous la neige

Pendant deux semaines, j’ai savouré sentir le printemps poindre doucement et il est maintenant temps de partir pour l’ouest après cinq mois passés à viser l’orient. Avant de quitter Issyk-Koul, ce paradis où le bleu du ciel et de l’eau, la terre couleur feu, et le blanc immaculé de la neige se mêlent dans un tableau unique, je pars pour un dernier trek dans les montagnes. Et c’est sous la neige qu’émerge ma tête de la tente au petit matin. Le dernier assaut de l’hiver pour saluer mon départ, je le salue avec un sourire car je sais que c’est un adieu.

Bien meilleur bivouac la nuit suivante

Si c’est bien la neige qui fût omniprésente durant mes premiers mois de voyage, j’allais avoir un nouveau compagnon pour le retour : le vent. Il m’avait porté maintes fois jusque là sans que j’en ai conscience. Il sera à partir de maintenant contre moi. Et après deux jours de route, il ne se fit pas prier pour me donner sa première leçon. Un fort vent me fait front et n’aura de cesse de croître durant la journée. Après onze heures de lutte, j’arrive au bout des 120 km que je m’étais fixé, alors qu’il ne m’en faut normalement que sept heures au maximum. Toute la journée, j’ai pesté, râlé, juré, grogné, et même insulté ce vent qui méprise le surplus d’effort qu’il m’impose, ce vent que j’espère semer à chaque virage mais qui par je ne sais quel malédiction se joue de moi et reste inexorablement contre moi. Loin de s’être calmé avec la nuit tombée, il est trop fort pour que je puisse planter ma tente dont les arceaux déjà fragilisés par une nuit ventée demandent à être réparés. Je cherche donc refuge chez l’habitant. Guidé par la lumière, je frappe à la porte d’une des premières maisons qui se présentent à moi. La matriarche accepte de m’offrir l’hospitalité pour la nuit. La maison est pleine à craquer. Ses fils et filles, et leurs enfants sont de retour car demain, quarante jours après le décès de leur père, la famille célébrera la fin du deuil. Au petit matin, j’assiste à la mise à mort du mouton pour le repas. Étrange sentiment que de voir la vie d’un animal quitter peu à peu son regard. Frappé par la dureté de la scène, je suis reconnaissant du respect qu’ils ont témoigné à la bête avant de lui ôter la vie. Je les aide ensuite du mieux que je peux à dépecer la carcasse, et voir ce qui était un animal il y a quelques minutes encore devenir de la viande. Durant la nuit, le vent n’a pas faibli. Et alors que je m’engage dans la descente qui doit me conduire à la vallée, je n’atteins que péniblement les 12 km/h. Je fulmine face ce vent contre lequel je suis impuissant. Je n’y peux rien… Quelle aberration de s’escrimer contre quelque chose contre laquelle on ne peut rien, de perdre son énergie à entretenir sa frustration et son ressentiment contre quelque chose sur laquelle on n’a aucune influence. Le voile se déchire, je découvre la signification du mot «  acceptation » et c’est une libération. Le Kazakhstan approchant, j’aurai tout le loisir d’y mettre cette leçon en application.

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