Enfin arrivé à Tachkent, ma priorité absolue est d’obtenir mon visa pour la Chine. Je me rends en premier lieu dans une agence de voyage réputée pour obtenir facilement les visas chinois. Ils m’annoncent que malheureusement ils ne peuvent plus faire les démarches pour les étrangers. Le mieux est donc de me rendre directement à l’ambassade, qui est à l’autre bout de la ville. Le directeur de l’agence me trouve un taxi et fait comprendre au chauffeur de ne pas lambiner en chemin, car l’ambassade ferme dans moins de trois quart d’heure. Arrivé devant les grilles quinze minutes avant la fermeture, le garde me refuse l’entrée. Mais à force d’insister, il me laisse finalement entrer. Au guichet, une employée m’annonce que, depuis le mois de janvier, une nouvelle directive de Pékin n’autorise la délivrance des visas que pour les résidents en Ouzbékistan. La nouvelle me fait l’effet d’un uppercut. Et c’est sonné que je décide de passer à l’ambassade de France. Peut-être pourront-ils m’aider. J’y suis très bien reçu, contrairement à l’ambassade de Téhéran, où on ne m’avait même pas laissé rentrer. L’employé de l’ambassade est aussi désolé que moi de la situation. Il connait personnellement l’ambassadeur chinois et tentera d’’intercéder en ma faveur. Mais sans trop d’espoir. Il me conseille de rappeler l’ambassade pour savoir s’il serait possible d’obtenir un visa si je prenais l’avion afin d’éviter cette région. Je tente donc ce dernier recours, mais ils demeurent intraitables. Je suis KO debout et c’est complètement hagard que je rentre à mon auberge où je m’effondre sur mon lit. Cette nouvelle directive permet de façon détourné à Pékin de limiter l’arrivée de touristes dans la région du Xinjiang où le pouvoir central mène une politique agressive de sinisation comme il l’a fait dans la région du Tibet.
Après une petite sieste et une bonne douche, je me relève bien décidé à ne pas me laisser abattre. Ils ont gagné le premier round, mais le combat est loin d’être terminer. J’ignore quels seront mes prochains mouvements, mais je refuse que le voyage s’arrête ici.
Le soir, je suis invité à dîner chez Katia et Romain, deux français rencontrés à Samarcande qui habitent à Tachkent avec leurs enfants. Romain a lui aussi voyagé autour du monde en vélo et en kayak il y a une dizaine d’année. Le voyage étant une école universelle, c’est avec l’étrange sentiment de se voir à travers un miroir déformant temporellement de dix ans que nous discutons. Il m’avise que le retour sera difficile et me conseille de le préparer le plus tôt possible. Katia, qui travaille à l’école française, me propose de présenter mon voyage aux lycéens. J’accepte avec plaisir, et le rendez-vous est pris pour le lendemain après-midi. Un peu intimidés, les lycéens ne s’en montrent pas moins intéressés et curieux, bien que le plus enthousiaste de tous soit Philippe, leur professeur de français. Faisant écho à leur vie et leur choix à venir, la question qui les préoccupe le plus est comment oser une telle aventure et surtout garder le cap face aux difficultés. Honnêtement, tout comme eux, j’ignorais si j’en étais capable avant de me jeter dans le bain. Le meilleur moyen est donc de se lancer, de le faire parce que cela a du sens, et de se souvenir des raisons qui nous motivent lorsque la route devient plus ardue.
Il est temps de faire de même et de prendre une décision quant à la suite du voyage. La première option serait de prendre un avion pour l’Asie du sud est, de demander mon visa là-bas et de faire l’itinéraire prévu à rebours, avant de renter en avion. Une autre option serait de passer au Kirghizistan, où je peux rester trois mois sans visa et en profiter pour renvoyer mon passeport en France pour y demander le visa chinois. Mais j’avais entrepris ce voyage avec l’idée qu’il était possible de voyager différemment, en prenant en considération son environnement. J’ai déjà pris l’avion une fois, et cela a été un crève-cœur, me laissant l’amère sensation d’avoir trahi une partie des inspirations de ce voyage. Je ne le prendrai pas une fois de plus. Quant à faire prendre l’avion à mon passeport, c’est encore plus hypocrite. La suite du voyage ne peut donc se faire que comme il a débuté, par voie terrestre et à la force de mes mollets ; soit à l’est, via le Kirghizistan, la Russie et la Mongolie, pour lesquels j’ai à nouveau besoin de visa ; soit à l’ouest pour me ramener jusqu’en France à travers le Kazakhstan, le Caucase et l’Europe. Quant à jeter l’éponge et à rentrer maintenant, je ne l’envisage même pas. J’ai besoin d’en discuter avec quelqu’un qui pourra comprendre ce que je traverse. J’appelle donc Ali qui lui aussi avait vu son rêve anéanti par un refus de visa de l’Union Européenne. Son conseil est aussi avisé que cinglant : « Fuck them ! Fuck the visa !». Ma décision est prise, je rentre en France sur mon vélo.
Pour mon dernier soir à Tachkent, je suis convié par Agnès, une jeune allemande avec qui j’ai sympathisé à l’Auberge et qui a travaillé ici dans une ONG l’année dernière, à une soirée avec ses amis et anciens collègues. Me voilà donc plongé dans le microcosme passionnant des expats. Je retrouve d’ailleurs Philippe autour de la table où règne un joyeux capharnaüm d’anglais, d’allemand, de français et de russe. Tous se connaissent, qu’ils travaillent pour les ambassades, les écoles françaises ou internationales, ou pour des ONG. Nombreux sont ceux qui ont des expériences de vie incroyables aux quatre coins du globe.
Le lendemain, quoi qu’encore un peu embrumé par la longue soirée, c’est serein que je reprends la route. Ne pas découvrir la Chine, ses habitants et ses cultures est une véritable déception. Mais je suis sûr de mon choix. De nouvelles rencontres s’annoncent, de nouveaux moments de partage et de découvertes sont à vivre. Et je suis curieux de découvrir l’Europe avec un nouveau regard. En attendant, je continue un peu plus vers l’est en direction du Kirghizistan.