Un défilé de plateformes pétrolières nous accueille alors que nous approchons du port d’Alat à soixante-dix kilomètres de Bakou. Avant de nous y rendre, Michael et moi nous rendons au sommet d’un volcan de boue pour passer la nuit et fêter dignement notre arrivé au Caucase en profitant de la vue et des deux bouteilles de vin azéri que nous venons d’acheter. Le spectacle est incroyable avec ses cheminés de boue transperçant le sol et cette mare de boue dont la surface est troublée par le gaz venu des profondeurs. C’est bien trop tentant, et nous nous offrons un bain de boue digne des meilleures thalassos et bien moins cher. Le lendemain encore couvert de boue, nous faisons une halte à la réserve de Qobustan, un site occupé depuis l’Age de bronze avec de très beau pétroglyphes.
A Bakou, l’ambiance est route autre et nous retrouvons la frénésie des métropoles. Grâce à l’exploitation du pétrole, la capitale azérie est riche et le montre. Comme une petite Dubaï, elle affiche des constructions modernes à l’architecture avant-gardiste. Les hôtels de luxe et d’impressionnantes villa bordent la côte. C’est un étrange contraste avec le centre-ville, datant du 19ème siècle, où l’influence européenne se fait sentir. Avec des immeubles d’inspiration haussmannienne, je pourrais me croire à Lyon en particulier le soir avec les nombreux bars qui jalonnent les rues commerçantes. Je change encore d’époque en franchissant les remparts du cœur historique classé au patrimoine mondial de l’UNESCO et le magnifique palais des Shirvanshah, témoin de la splendeur de la ville au 15ème siècle. C’est une ville atypique, multiple, où l’occident et l’orient se retrouve et se conjugue au passé, comme au futur.
Pour notre séjour ici, c’est dans une véritable auberge espagnole que Michael et moi avons posé nos sacoches. Un petit groupe indo-russo-slovèno-chino-franco-polonais se forme rapidement avec certains de nos « colloc » et au programme c’est ambiance vacances. Potaches, nous avons fait de la salle commune notre foyer étudiant si bien que nous nous retrouvons à faire le mur de notre propre hôtel pour éviter de se faire engueuler par la proprio. Après quatre jours de détentes, de visites, et aussi d’entretien du matériel, je décide qu’il est temps de repartir. Michael reste un peu plus longtemps avant de tracer vers la Géorgie. Pour ma part, j’opte d’abord pour un détour dans les montagnes au nord du pays. En traversant les derniers quartiers de la ville, je célèbre mon 10’000ème kilomètres alors que mon thermomètre affiche un étouffant 43° C.
Deux jours plus tard je suis à Quba, mon point de départ pour monter à Xinaliq réputé pour être le plus beau village de montagne du pays. Après avoir passé un mois à pédaler dans les plaines kazakhes, les pentes abruptes de la route me mettent à rude épreuve. Mais je savoure le paysage avec ses montagnes et de ses forêts, et réalise à quel point les bruissements discrets des arbres et le jeu de lumières du vert des feuilles et de la lumière m’avait manqué. La pluie vient gâcher un peu la fête en fin de journée et fait tomber le mercure à 5° C. Heureusement, je trouve refuge pour la nuit dans un restaurant de bord de route. Si l’ascension avait été pénible la veille, elle me pousse dans mes derniers retranchements aujourd’hui. La route détrempée est très étroite m’empêchant de faire des zigzags pour espérer passer les nombreux segments à plus de 10%. Obligé de mettre le pied à terre et à pousser, c’est sur les rotules que j’arrive enfin à Xinaliq. Un Villageois m’accueille chaleureusement chez lui pour discuter autour d’un thé et d’un peu de nourriture. Il est très fier de me montrer les photos de tout les touristes venus des quatre coins du globe qu’il a accueilli chez lui. Une façon pour lui de voyager un peu. Il me propose de rester ici pour la nuit, moyennant rétribution. Je le remercie et décline gentiment. Son fils m’accompagne à travers les ruelles boueuses qui courent entre les murs en pierre des maisons. Perché sur sa colline et cerné par les montagnes, je suis arrivé ici au bout du monde. Sur le retour, un dernier raidillon me fait obstacle avant d’accéder à la grande descente qui me mènera tout droit à la chaleur de la vallée. Je puise mes dernières forces pour le franchir, mais cette fois cela ne suffit pas. Je pousse mon vélo mètres après mètres, contraint de m’arrêter régulièrement pour récupérer de l’effort que m’ont demandé les quelques mètres grapillés. Cette fois-ci, je touche à mes limites physiques. Mais la descente s’ouvre finalement devant moi, et me permet de récupérer un peu d’énergie, ainsi que quelques degrés.
De retour à Quba, je décide de couper une nouvelle fois par la montagne pour rejoindre au plus vite la route en direction de la Géorgie. Cela m’évitera la route principale qui repasse par Baku et me fera gagner 300 kilomètres, et c’est hors des sentiers battus que je me régale le plus. Cependant le chemin s’annonce difficile. Et en effet, je ne serai pas déçu. Plusieurs personnes me voyant passer s’empressent de me dire que la route ne passe pas.
Mais confiant de mon itinéraire je continue. La route devient en effet une piste et avant d’être coupée par une rivière quelques kilomètres plus loin. Au milieu du gué, un camion est en carafe. La Rivière est trop profonde pour la passer à vélo. Après avoir repérer un passage, je passe les bras de la rivière l’un après l’autre en portant tour à tour mes sacoches et mon vélo. Un village se niche au bout de la vallée. Les gens me regardent avec surprise, se demandant d’où je peux bien venir et surtout où je peux bien aller. La piste n’est plus qu’un chemin qui serpente à flanc de montagnes. Deux cols et quelques torrents plus tard, je passe le dernier village avant le dernier col. Les bergers en transhumances y ont rassemblé les troupeaux pour passer la nuit et mieux les défendre. D’impressionnants molosses équipés de colliers avec des clous pour les protéger des morsures des loups et des ours montent la garde. Les bergers sont obligés de les caillasser pour les tenir en respect alors que je passe le long des troupeaux. Je monte donc mon campement un peu à l’écart. Au matin, il ne me reste moins d’une dizaine de kilomètres avant le dernier col. Mais il n’y a plus de route, de pistes, ou même de chemin. Il ne reste qu’un sillon creusé par les moutons qui coure tout droit en direction du col. Trop raide et défoncée par les sabots du bétail, il me faut deux heures pour gravir la pente en poussant mon vélo. Enfin la descente, mais l’espoir est bref. Le seul chemin praticable se jette dans le torrent, ou plutôt le torrent est le seul passage praticable. Et forcement, l’inéluctable arrive et après une énième glissade sur les rochers du lit, Jolly Roller et moi nous nous couchons bien malgré nous dans l’eau. C’est la faute à Rousseau. Après cette descente périlleuse, la vallée s’élargie enfin et un village fait son apparition. Faute d’épicerie, je peux au moins remplir mes gourdes, mais la nourriture me manque et quelques calories ne seraient pas superflues. Il faut donc pousser vers le prochain village. Une crevaison brise mes derniers allants.
En 6 heures je n’ai fait que 23 kilomètres, mon record personnel, et face à moi se dresse encore passage à gué du torrent devenu rivière et un joli raidillon. Un peu au désespoir, c’est alors qu’Ismaël arrive avec sa Lada Niva et me prend en stop. Le vélo chargé en travers de la banquette arrière nous voilà partis à toute vitesse à travers la rivière. Et alors qu’il me fait la démonstration des capacités de son 4×4 dans le raidillon, Ismaël me regarde tout sourire et se donne deux coups de pichenettes sur la glotte pour me signifier que son après-midi a été plus qu’arrosée. Mais nous arrivons sans encombre à Chizmeydan où mon chauffeur me propose le gite pour la nuit. Ismaël a l’air de vouloir continuer sur la lancé de son après-midi, et une fête s’improvise chez lui avec quelques amis. La vodka coule à flot alors que son plus jeune petit-fils enchaine les morceaux au synthé pour faire danser les convives avec d’incroyable jeux de jambes. Cette dure journée n’est plus qu’un lointain souvenir.
La frontière passée, je file tout droit vers Tbilissi. Mais Je ne suis pas le seul à avoir souffert dans les chemins chaotiques des montagnes azéris. Et la roue arrière de Jolly Roller qui montrait déjà des signes de faiblesse finit par le lâcher dans une descente. Deux rayons s’arrachent et fissurent ma jante, avec la roue voilée je ne pourrai pas aller plus loin aujourd’hui. Au moment même ou je pose le pied à terre pour constater les dégâts devant un petit échoppe de bord de route, un camion s’arrête et le chauffeur dans un anglais parfait m’apostrophe « Il va pleuvoir sous peu, je t’emmène à Tbilissi !». Parfait. Mon chauffeur est un américain d’une soixantaine d’années, qui vit ici depuis plus de quatorze ans, le genre de mec qui n’existe que dans des polars. Après avoir sillonner les pays d’URSS pendant vingt pour de grandes industries, il se retrouve en Géorgie et commence à travailler pour une ONG locale. Après avoir constater quelques anomalies dans la gestion et demander des éclaircissements à la direction, il est viré sans explication le lendemain. Curieux, il décide alors de creuser et son enquête lui permet de découvrir que l’ONG est une couverture pour le financement occulte des tchétchènes. Il publie un article et le voilà devenu journaliste d’investigation. Laboratoires d’armement chimique clandestins, campagne de vaccination avec des vaccins non homologués, il finit par remuer suffisamment la boue pour que les autorités américaines lui mettent la pression et lui confisquent son passeport. Et comme il me l’explique c’est la consécration pour lui quand l’ambassade finit par publier un communiqué pour condamner ses articles.
A Tbilissi, je retrouve aussi pour quelques soirées Michael et Ajay de l’auberge de Bakou. Après quelques jours à écumer les magasins de vélo, j’ai finalement une nouvelle roue digne de ce nom. Je prends donc la route pour Koutaïssi que j’ai prise dans l’autre sens il y a quelques mois. Je suis étonné de me souvenir d’autant des paysages et de leurs détails après avoir parcouru autant de route. J’arrive même à me rappeler des endroits où j’ai fait mes pauses. A Koutaïssi, je m’arrête bien entendu chez Mediko et Suliko qui m’accueillent aussi bien que lors de mon premier passage. La ville est en effervescence, ce soir c’est la fête nationale. Des danses et des chants traditionnelles célèbrent l’indépendance de l’URSS. Je savoure cet instant privilégié pour profiter encore un peu du Caucase avant de rentrer en Europe. En route pour le port de Batumi, je passe les 11’000 kilomètres à moins de 200 bornes de l’endroit où j’ai passé les 2’000. Nul doute cela restera mon plus grand détour mais qui en valait tellement la peine. 9’000 kilomètres et six mois pour me plonger au cœur de l’Asie et la Route de la Soie. Ce continent m’a tellement offert et appris, que lorsque les moteurs vrombissent et ébranlent la coque du ferry en quittant le port, c’est le cœur serré que je regarde s’éloigner les excentriques lumières de la ville. Je serai bientôt de rentrer en Europe. J’avais deux options, soit la Bulgarie et remonter le Danube, soit l’Ukraine et traverser l’Europe centrale. J’ai laissé le sort en décider en prenant le premier ferry en partance, cela sera l’Ukraine.